J.R.R. Tolkien, Lais du Beleriand, Paris, Christian Bourgois, 2006
avant-propos par Christopher Tolkien (extraits)
Le lai des enfants de Húrin : ouverture du poème
Lai de Leithian (histoire de Beren et Lúthien) : Thingol et Lúthien ; Barahir ; l’anneau de Barahir
maj des extraits : 09/05/2006
avant-propos par Christopher Tolkien (extraits)
Cette troisième partie de L’Histoire de la Terre du Milieu rassemble les deux plus importants poèmes de J.R.R. Tolkien ayant trait aux légendes des Jours Anciens : le Lai des Enfants de Húrin, en vers allitératifs, et le Lai de Leithian, en distiques octosyllabiques. Le poème allitératif fut composé à l’époque où mon père occupait divers postes à l’université de Leeds (1920-1925) ; il l’abandonna en faveur du Lai de Leithian au terme de cette période, pour ne plus jamais y revenir par la suite. Je n’en ai trouvé nulle mention dans ses lettres, ni dans les autres écrits de sa main qui nous sont parvenus (à l’exception des quelques mots cités p. 13), et je n’ai souvenir d’aucune occasion où il en ait parlé. Bien que long de plus de deux mille vers, ce texte ne représente qu’un fragment par rapport à ce qu’envisageait mon père ; c’est pourtant l’incarnation la plus vivace de son amour indéfectible pour la résonance et la richesse des sonorités qui caractérisent l’ancienne métrique anglaise. Ce poème marque également une étape importante dans l’évolution de la Matière des Jours Anciens et contient des passages qui éclairent grandement sa façon d’imaginer le Beleriand : c’est ici, par exemple, qu’émerge la grande redoute de Nargothrond à partir des cavernes primitives des Rodothlim dans les Contes Perdus, et c’est ici seulement qu’on trouve une description de cette fortification. Le poème existe en deux versions, la seconde étant une révision et une expansion qui s’interrompt à un stade beaucoup moins avancé de l’histoire ; les deux sont données dans ce livre.
[…]
En 1937, mon père écrivit dans une lettre que « malgré certains passages méritoires », le Lai de Leithian présentait « de graves défauts » (voir p. 619). Dix ans plus tard ou davantage, il recevait une critique détaillée du poème, remarquablement franche, de la part de quelqu’un qui connaissait et admirait sa poésie. Je ne puis dire avec certitude de qui il s’agissait. Cette personne écrivait que, en optant pour « le distique octosyllabique, matière première du romance », mon père avait choisi l’une des formes les plus difficiles « pour qui cherche à éviter, dans un très long poème, la monotonie et le ton psalmodique. Votre réussite est étonnante en bien des endroits, mais loin d’être soutenue de bout en bout. » Elle relève notamment dans son jugement sévère du style du Lai des archaïsmes si archaïques qu’ils nécessitent des annotations, des bouleversements syntaxiques, des emplois emphatiques de doth ou did là où il n’y a aucune emphase, et un langage parfois banal et sans relief (contrastant avec de « superbes » passages descriptifs). Aucun document ne nous dit quelle fut la réaction de mon père à cette critique (rédigée alors que Le Seigneur des Anneaux était déjà terminé), mais elle paraît se rattacher de quelque façon à la révision du Lai de Leithian qu’il entreprit en 1949 ou 1950 après l’avoir longtemps délaissé, révision qui devait bientôt donner un poème presque entièrement nouveau ; et si mon père n’en réécrivit qu’une petite partie, les améliorations frappantes qu’apporte cette seconde version à la première, dans tous ses aspects critiqués, lui valent une place tristement prééminente dans la longue liste d’œuvres qui auraient pu voir le jour. On trouvera le nouveau Lai dans ce livre, ainsi que la reproduction, en page frontispice, d’un feuillet tiré d’un très beau manuscrit.
Le lai des enfants de Húrin
Túrin, fils de Húrin
Glórund le Dragon
Lors ! Du dragon d’or du Dieu d’Enfer,
des bois obscurs du monde enfui,
des chagrins hommes, des pleurs elfes
qui disparaissent peu à peu des sentes forestières
il va être dit et du nom très lamentable
de la pauvre Níniel, et du très triste nom
de Túrin, fils de Thalion au sort fatal.
Lors ! Húrin Thalion sous les hordes guerrières
ploya, comme les armées d’Elfinesse,
de blanc vêtues, étaient réduites en poudre
par la terreur de haine de Delu-Morgoth.
Ce champ, depuis, le peuple l’a nommé
Nínin Unothradin, les Larmes Innombrables.
Là, les enfants des Hommes, chefs et guerriers,
fuirent le combat, mais le peuple des Elfes
perdit, trahi par eux, sauf par un seul juste,
Thalion Erithámrod et ses guerriers divins ;
là, flanc à flanc, les Orques, démons des cols
en vinrent enfin à bout en un combat terrible.
Là, enchaîné sur ordre de Bauglir,
gît le plus fier des princes des Hommes.
Aux salles de Bauglir à flanc de collines,
aux Enfers d’Acier aux secrètes cavernes
il fut traîné le héros des terres du Hithlum,
Thalion Erithámrod, au trône du chef
ce Sire au cœur gonflé d’amère haine […]
Lai de Leithian (histoire de Beren et Lúthien) : Thingol et Lúthien ; Barahir ; l’anneau de Barahir
Au temps jadis un roi vivait :
les Hommes allaient être faits
si elle sortait des lieux profonds,
sa main tenait prés et vallons.
Ses écus luisent d’éclat lunaire,
ses lances sont du plus dur fer
d’argent gris il est couronné
et ses fanions d’astres semés ;
et l’argent lance son grand cri
sous les astres, comme un défi ;
trésors inouïs, pouvoir sans fin,
assis sur son trône ivoirin,
son royaume regorge de gloire,
sous les voûtes d’un grand couloir,
là le beryl, les perles, les opales
des métaux fins comme écailles pâles
Hache et glaive, écu et lance s’ambrent
et se dorent dans leur chambre –
tout est bien moins cher à son cœur
qu’elfinesse en sa fine fleur ;
une grâce inhumaine est sienne,
il a pour fille Lúthien.
[…]
Mais dans le froid restait tapi
sans faiblir, Barahir le hardi
sans plus de titre, dépouillé
prince des Hommes étant né
chassé rôdait en hors-la-loi
de l’âpre lande aux sombres bois,
mais l’entouraient, seuls défenseurs,
son fils Beren et dix sans peur.
Si leur clan traqué était réduit,
chaque main cruelle et hardie
accumulait prouesse et proie
préférant les chemins des bois
aux places qui le trône servaient,
s’avilissant dans ses palais.
La troupe de Morgoth, furie,
les traquaient : par sorcellerie,
hommes, chiens, sangliers et loups
battaient les bois comme des fous ;
enfin, au bout d’années de haine,
pour dire en bref ce que le thrène
souvent par le passé pleurait,
pleurs toujours pauvres, fut fait
l’acte impur ; Ruse, sans combat,
servant Morgoth, les captura.
[…]
Par cet anneau, gage du lien
dont Felagund de Nargothrond
à Barahir aimé fit don,
qui l’abrita de son épée
par une bataille acharnée
jadis sur la terre du Nord –
innocent, donne-moi la mort
mais espion, suppôt de Morgoth
l’entendre de toi m’insupporte !
Est-ce coutume du palais ? »
Ses mots sont fiers, on se tournait
pour voir brûler les verts joyaux
de mille feux à son anneau.
Les Gnomes les avaient sertis
tels deux serpents jumeaux sortis
d’une couronne de fleurs d’or
l’un le tient, l’autre le dévore
signe que Finrod avait fait
que Felagund son fils portait.
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