Dans notre étude, nous avons tenté de mettre en évidence l’originalité du Seigneur des Anneaux, ouvrage complexe, à travers lequel l’auteur transforme et remodèle une matière culturelle (en y ajoutant des éléments issus de sa propre imagination) en la faisant sienne [1].
Cet aspect d’originalité a souvent été, à tort, attaqué par les critiques, n’y voyant qu’une reprise des sources et oubliant l’importance que prend l’intervention de l’auteur dans une telle oeuvre [2]. Nous avons axé notre travail sur un aspect particulier, celui des inspirations chevaleresques et mythologiques présentes dans Le Seigneur des Anneaux, afin de rendre compte du travail d’écriture fourni par l’auteur, qui ne se limite pas à une imitation, mais constitue véritablement un travail de création.
L’entreprise de Tolkien, qui est de bâtir à partir de fondations solides un cadre permettant d’y insérer ses langues et son récit fictionnel, ressemble sur ce point à celle de Balzac dans la Comédie Humaine [3] : Tolkien et Balzac se définissent en effet tous deux comme des “secrétaires” au service d’une “vérité historique” [4], bien que Balzac puise ses “Espèces Sociales” [5] dans la société “contemporaine” (du XIXème siècle), et que Tolkien conte les histoires d’un passé qu’il présente comme oublié. Or, c’est précisément l’aspect de monument d’une oeuvre “complète et complexe”, qui fait du Seigneur des Anneaux, tout comme de La Comédie Humaine, un pilier de la littérature.
[1] [Julien Gracq] : “Tout livre pousse sur d’autres livres, et peut-être que le génie n’est pas autre chose qu’un apport de bactéries particulières, une chimie individuelle délicate, au moyen de laquelle un esprit neuf absorbe, transforme, et finalement restitue sous une forme inédite non pas le monde brut, mais plutôt l’énorme matière littéraire qui préexiste à lui” (“Pourquoi la littérature respire mal”, conférence, 1960). COGEZ Gérard, Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, Paris, Études littéraires, puf, 1995, p.21.
[2] “La question des sources obsède les critiques, qui ont parfois tendance à considérer qu’ils ont trouvé la référence qui explique tout, réduisant Tolkien à n’être qu’un imitateur et sous-entendant que connaître quelques éléments qui ont pu inspirer un auteur épuise le texte lui-même ; de plus, les rapprochements ne sont pas toujours convaincants, et certains critiques font violence au Seigneur des Anneaux pour “prouver” des assertions peu pertinentes, ou confondant ressemblances et influences.” FERRÉ Vincent, Tolkien : sur les rivages de la terre du milieu, op.cit., pp.132-133.
[3] “[…] Ce n’était pas une petite tâche que de peindre les deux ou trois mille figures saillantes d’une époque, car telle est, en définitive, la somme des types que présente chaque génération et que La Comédie Humaine comportera. Ce nombre de figures, de caractères, cette multitude d’existences exigeaient des cadres, et, qu’on me pardonne cette expression, des galeries. De là, les divisions si naturelles, déjà connues, de mon ouvrage en Scènes de la vie privée, de province, parisienne, politique, militaire et de campagne. Dans ces six livres sont classés toutes les Études de moeurs qui forment l’histoire générale de la Société, la collection de tous ses faits et gestes […]. Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin !” BALZAC (Honoré de), La Comédie Humaine – I -, Suisse, Avant-propos, Les Chouans, Les Deux Rêves, Préface et notes de Roland Chollet, Société coopérative, Éditions Rencontre Lausanne, 1958, pp.49-51.
[4] [Balzac] “[…] La Société Française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire. En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la Société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des moeurs. […] Ce travail n’était rien encore. S’en tenant à cette reproduction rigoureuse, un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, […] le conteur des drames de la vie intime.” Ibid., pp.40-41.
Voir aussi : [Tolkien] “J’ai complété par endroits le compte rendu du Livre Rouge avec des informations tirées des archives du Gondor qui sont parvenues jusqu’à nous, notamment du Livre des Rois. Mais, d’une manière générale, bien que j’aie beaucoup élagué, je suis, dans ce récit, resté plus fidèle aux mots mêmes et à la narration de mon original que dans la précédente sélection d’extraits du Livre Rouge, Bilbo le Hobbit. Ceux-ci étaient tirés des premiers chapitres, composés originellement par Bilbo en personne. Si composés est le mot. Bilbo n’était pas assidu, il n’était pas non plus un narrateur méthodique, et son compte rendu est compliqué et décousu, voire parfois confus : on retrouve ces défauts dans le Livre Rouge, puisque les copistes, pieux et minutieux, ont fait très peu de modifications.” (Avant-propos des deux éditions anglaises [édition originale, 1954], traduit par Vincent Ferré et Delphine Martin) : FERRÉ Vincent, Tolkien : sur les rivages de la terre du milieu, op.cit., p.308.
[5] BALZAC (Honoré de), La Comédie Humaine – I –, op.cit., p.37.