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Presse : Télérama, interview (2001)

par Gelydrihan

Numéro 2710 – 22 décembre 2001 –

Vincent Ferré, spécialiste de l’oeuvre de Tolkien
« Une réflexion sur la tolérance, la justice, l’utilisation de la force »

En France, il y en a un, au moins, à prendre très au sérieux les aventures fantastiques de Frodon Sacquet, Hobbit pourchassé par les forces maléfiques du démoniaque Sauron. Vincent Ferré, 27 ans, normalien, professeur de littérature comparée à l’université de Rennes, a rédigé la seule étude en langue française consacrée au Seigneur des anneaux (Tolkien : sur les rivages de la Terre du Milieu, chez Christian Bourgois). Il s’insurge contre les idées fausses qui brouillent la  » tolkiénophilie « .

Télérama : Quelles sont les vérités concernant Tolkien que vous souhaitez rétablir ?
Vincent Ferré : D’abord, Le Seigneur des anneaux n’est pas un roman pour enfants. C’est le succès du Hobbit, publié en 1937, qui a créé ce malentendu. Tolkien, linguiste éminent et professeur à Oxford, écrivait depuis vingt ans les légendes d’un monde qu’il était en train d’inventer, la Terre du Milieu. Bilbo était un accident de parcours, un récit qu’il avait écrit pour ses propres enfants. Quand il a voulu lui donner une suite, l’univers légendaire sur lequel il travaillait a pris le dessus sur sa volonté d’écrire pour les jeunes lecteurs. Tolkien a mis dix-sept ans à achever Le Seigneur des anneaux, et c’est un texte d’une autre ampleur et une autre ambition. L’associer de façon un peu méprisante aux jeux de rôles me paraît aussi une erreur fréquente.

Télérama : En quoi ce texte vous paraît-il important ?
Vincent Ferré : Ce qui est remarquable, en premier lieu, c’est sa narration, très moderne. Tolkien alterne sans cesse les personnages et joue à merveille de l’accélération et du ralentissement de l’action. En littérature, ce style est récent, il s’inspire d’un procédé médiéval – l’entrelacement -, que Tolkien connaissait bien. Ensuite, Le Seigneur des anneaux décrit un monde à la géographie très cohérente, ce qui donne au récit une profondeur fascinante. Enfin, le roman engage une réflexion sur l’homme, la justice, la tolérance, la corruption que provoquent le pouvoir, l’utilisation de la force. Avec, comme question centrale, la confrontation de l’homme et de la mort.

Télérama : On y a souvent vu un texte allégorique, notamment de la montée du nazisme…
Vincent Ferré :
Pour moi, c’est un cliché, le récit est plus universel et plus intemporel. Mais, pour Tolkien, le rapport avec la réalité reste capital. S’il utilise le merveilleux, c’est pour créer un monde secondaire qui, par effet de transposition, renverra au monde réel. Tolkien veut secouer le lecteur pour lui rendre  » une vue claire  » de la réalité. Du coup, chacun peut décrypter Le Seigneur des anneaux à la lumière de sa vie quotidienne. En un sens, l’anneau échoit à Frodon, comme la vie est donnée à l’homme. Que doit-on faire du temps qui nous est imparti ? Frodon doit-il attendre sur une chaise que les cavaliers noirs viennent le tuer et lui prendre l’anneau ? A l’inverse, chaque homme doit-il accomplir quelque chose de sa vie ? Tous les jours, pour Frodon comme pour chacun d’entre nous, la question se pose : jusqu’où continuer ?

Télérama : Les universitaires français semblent manifester un certain dédain envers Tolkien.
Vincent Ferré
: Le corpus est évidemment plus fourni en langue anglaise, même si C.S. Lewis, l’ami de Tolkien, l’auteur des Chroniques de Narnia, est plus étudié. Tolkien est en général mal vu par l’université, un peu comme Umberto Eco. Il a écrit dans les années 30 des pages très importantes sur la littérature médiévale ; beaucoup d’universitaires considèrent qu’il aurait dû continuer dans cette voie plutôt que d’inventer l’histoire de la Terre du Milieu. Ils ont tort !

Télérama : Si l’on vous dit que la traduction française du Seigneur des anneaux est rébarbative…
Vincent Ferré
: Elle est effectivement problématique. Ledoux, qui l’a faite, était le traducteur de Dickens et n’a pas toujours saisi les problèmes spécifiques que pose ce style qui mêle volontiers anglais moderne et anglais médiéval. A sa décharge, on en savait beaucoup moins à l’époque sur la Terre du Milieu. La publication progressive des inédits de Tolkien par le propre fils de l’écrivain, Christopher, est très éclairante. Peut-être faudrait-il lancer une nouvelle traduction… –

Propos recueillis par Aurélien Ferenczi
4219 signes – Page 43

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